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Politiques agroalimentaires et la faim dans le monde: zoom sur Haïti

L'Insécurité Alimentaire (IA) en milieu urbain en Haïti: un constat inquiétant

9 Février 2018 , Rédigé par CNSA Publié dans #Recherche et actualité

30% est le niveau moyen de la prévalence de l'insécurité alimentaire dans les principales villes d'Haïti, l'Aire métropolitaine de Port-au-Prince (AMP) comprise, selon une enquête d'évaluation de la sécurité alimentaire en situation d'urgence (EFSA), conduite conjointement par CNSA et PAM en juin 2016. 28% des ménages sont à la prise à l'insécurité alimentaire modérée et 2% à l'insécurité alimentaire sévère, correspondant à plus d'un million de personnes, pour l'ensemble des zones urbaines enquêtées. Dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince, 29% des ménages sont en insécurité alimentaire contre 34% au niveau des autres centres urbains du pays.

Quatre zones se distinguent quant à la plus forte prévalence de l'insécurité alimentaire: Cité Soleil, Gonaïves, Jérémie et Port-de-Paix. En effet, à Cité Soleil, la prévalence est de 66%, suivie par les villes Gonaïves (47%), Jérémie (47%) et Port-de-Paix (35%). Ces villes présentent également les niveaux les plus élevés en ce qui se rapporte à la prévalence de la faim (telle que mesurée par l'échelle de la faim des ménages), la consommation alimentaire pauvre et limite (mesurée par le score de consommation alimentaire), et moins de richesse en terme d’actifs (mesuré par l’indice de richesse).

Quant aux activités génératrices de revenu, l'enquête montre que la plupart des ménages dans les zones couvertes tirent leurs revenus du petit commerce et des micros entreprises (32%), en essence informelles, du travail salarié qualifié et non qualifié (23%) et des emplois salariés (21%). Il est à noter que ceux qui dépendent des emplois salariés sont plus fréquents dans l’aire métropolitaine de Port-au-Prince, en particulier à Delmas, Pétion-Ville et Tabarre. Tandis que Cité Soleil et Carrefour ont le plus faible taux d'emplois salariés, soit respectivement 15% et 19%.

Une enquête similaire, menée en milieu rural à la fin de l'année dernière (décembre 2015), a montré une plus grande prévalence de l'insécurité alimentaire, soit de 47% des ménages, dont 10% en sont touchés de manière sévère. L'écart entre milieu urbain et milieu rural saute aux yeux, soit de 17 points de pourcentage. Et, comme souligné dans le rapport de l'enquête nationale de sécurité alimentaire (ENSA) 2011[1], le taux élevé de l’insécurité alimentaire en milieu rural n’est guère surprenant, dans la mesure où, en Haïti, la pauvreté est avant tout un phénomène rural.

Ce qui semble surprendre, néanmoins, c'est le niveau de prévalence observé dans les grands centres urbains du pays, niveau qui tend à surpasser la prévalence nationale (29% des ménages)[2] et particulièrement départementale pour certaines zones. En effet, la situation s'est avérée préoccupante dans cinq départements: la Grande Anse, l'Artibonite, le Sud et un peu moindre dans les Nippes et dans l'Ouest. On doit souligner que cette tendance est beaucoup plus marquée dans la Grande Anse où le niveau de l'insécurité alimentaire dans la zone urbaine de Jérémie (47.2%) est plus que le double de celui observé à l'échelle du département (22.4%). L'insécurité alimentaire au niveau des ménages urbains est aussi très importante aux Gonaïves (47%), soit plus de 19 points d'écart par rapport à l'incidence estimée dans tout le département de l'Artibonite (27.7%). L'écart est cependant plus faible entre la ville des Cayes (31.1%) et le département du Sud (23%), soit l'équivalent de 8 points de pourcentage. Pour l'Ouest et les Nippes, la prévalence de l'insécurité alimentaire dans les villes (Aire Métropolitaine de Port-au-Prince et Miragoane) est presque identique à celle de ces départements.

L'un des facteurs le plus souvent avancés dans l'explication de la montée de l'incidence de l'insécurité alimentaire est la dégradation des conditions socio-économiques en milieux urbains. Mais il semble que l'accélération de la migration campagne-ville joue un rôle catalyseur dans la mesure où la délocalisation de la population rurale entraine aussi celle de l'insécurité alimentaire, au même titre que la pauvreté. Voila une situation préoccupante au plus haut point qui suscite tant d'interrogations.

Pourquoi la prévalence de l'insécurité alimentaire en milieu urbain est-elle inquiétante? Quels sont les facteurs explicatifs de l'accentuation de la migration urbaine en Haïti? Comment répondre aux nouveaux défis que pose cette nouvelle dynamique? Quelles seraient, dans ce contexte, les nouvelles implications de la lutte contre l'insécurité alimentaire?

-La montée de la migration urbaine

Selon l'IHSI (2015), environ 3 millions de personnes vivent dans l’Aire Métropolitaine de Port-au-Prince. De plus, 3,1 millions résident dans d'autres zones urbaines du pays, ce qui donne une population totale approximative de 6,1 millions de personnes. Cela dénote qu’à l'échelle nationale, 52% de la population haïtienne vivent présentement dans les zones urbaines et 48% (environ 5,2 millions) vivent dans des zones rurales.

Et, devant la montée fulgurante de la migration dans les villes et ce qu'elle enclenchera, notamment sur le plan de la sécurité alimentaire, la CNSA soumet à la réflexion des lecteurs avisés cette publication, susceptible d'éclairer ou d'alimenter les débats actuels sur les grands défis qui interpellent les élites politiques et économiques du pays.

-Les facteurs déterminants

Théoriquement, plusieurs modèles économiques tentent d'expliquer la migration rurale vers les villes, en particulier ceux de Arthur Lewis (1950) et de Harris-Todaro (1970). Dans le  modèle de Lewis, l'économie des pays en développement se présente "comme un système dualiste avec un secteur traditionnel dont la productivité marginale du travail est proche de zéro et un secteur moderne où la productivité marginale du travail est strictement positive et croissante, en raison de l'accumulation rapide du capital et du progrès technique"[3]. Dans ce cadre, le salaire dans l'industriel est supérieur au salaire agricole, "ce qui aboutit au transfert du surplus de main d'œuvre agricole (monde rural) vers le secteur industriel (en ville) afin d'établir le plein emploi dans le cadre de l'équilibre général Walrasien".

D'après cette approche, la migration de la campagne vers les villes trouve son explication dans le différentiel de salaire entre le secteur industriel urbain et le secteur traditionnel rural. Or, contrairement au modèle de Lewis, l’urbanisation observée en Haïti n’a pas suivi un processus d’industrialisation. Au moment même où la migration s’accélère, le secteur industriel régresse considérablement. Certes les migrants sont attirés par les conditions d'emplois du milieu urbain qui apparemment paraissent meilleures; mais une fois installés c'est la déconvenue totale. Au point que l'économie informelle se développe davantage.

Ce constat porte à considérer le second modèle, celui de Harris et Todaro. Il s'agit encore d'un "modèle dualiste et statistique qui explique la migration croissante campagne-ville en dépit du chômage urbain croissant". Le différentiel de salaire entre les deux secteurs est reconnu, à savoir le salaire urbain est supérieur au salaire rural. Cela porte les gens à laisser le milieu rural pour migrer vers les villes. Cette migration est aussi source du chômage urbain. Ainsi, "plus le taux de création d'emplois urbain sera élevé plus les taux de chômage et de migration augmenteront. Le salaire minimum crée une distorsion sur le marché de l'emploi urbain en empêchant la confrontation entre l'offre et la demande, ce qui crée du chômage". Dans ce cadre, "l'exode rural constitue l'une des principales causes de l'expansion des bidonvilles dans l'aire métropolitaine de Port-au-Prince" et des autres villes du pays.

Ainsi, quelque soit le modèle économique considéré, les causes de la migration sont avant tout d'ordre économique, et très liée, semble t-il, à une question de survie. Selon Smit (1998), "la migration s’inscrirait ainsi dans le cadre d’une stratégie de survie pour les ménages pauvres des zones rurales et les mouvements migratoires entre campagne et ville résulteraient de facteurs répulsifs et attractifs" (« Push and Pull Factor », Todaro, 1982)[4], dont en particulier le déclin du secteur agricole haïtien.

En proie à des crises structurelles récurrentes, ce secteur subit, depuis quelque temps, les soubresauts des changements climatiques se traduisant soit par une sécheresse prolongée, soit par des inondations répétées. Par exemple, durant trois années consécutives, l'agriculture haïtienne se trouve au prise soit à un déficit hydrique, soit à l'excès hydrique, deux situations contraires qui affectent le rendement, et la production de ce secteur. Cela explique la chute ou la faiblesse de la production agricole, particulièrement en 2010, 2011, 2012 et 2014. Et pour comble de tout, des périodes successives de sécheresse ont ponctué les différentes campagnes agricoles, notamment celles du printemps et de l’automne, expliquant ainsi la décapitalisation du monde rural haïtien. Devant ce déclin, la migration, notamment vers les villes, parait comme l'unique alternative.

- Les conséquences

Selon l'Enquête (EFSA urbain) de juin 2016, près de la moitié des migrants (48%) ont migré pour chercher du travail, contre seulement 10% qui ont quitté leur lieu d'origine pour étudier. Cependant, une fois installés, c'est la désillusion totale devant tant de contraintes auxquelles ils doivent faire face comme:

  • la Déficience de l’accès aux services sociaux de base;
  • les coûts exorbitants de l'accès au logement, aux soins de santé et à l'éducation, auquel leur faible niveau de revenu ne leur permet pas de répondre, contrairement aux ménages ruraux, pour la plupart, propriétaires de leurs logements et dépensent moins pour l’éducation de leurs enfants. 
  • l'absence d'un système de protection sociale viable dans lequel ils évoluent;
  • La précarité de la plupart des emplois. Les interventions susceptibles de créer des emplois sont, le plus souvent, motivées par l’urgence à travers des activités de cash for Works, Food for Works, et de type HIMO portant, la plus part du temps, sur l’assainissement urbain.
  • la vulnérabilité des populations urbaines à l'insécurité alimentaire, en particulier dans les quartiers pauvres.
  • l'Intensification de la bidonvilisation des grandes villes avec tout ce que cela comporte.
  • l'accentuation conséquente de l'insécurité alimentaire.

La vague migratoire (campagne-ville) non planifiée, désordonnée, effectuée en dehors même d'un développement du système économique formel, tend à accélérer la montée de l’économie informelle urbaine, où la plupart des emplois générés sont de subsistance. Dans cette perspective, une accentuation de l’insécurité alimentaire dans les régions urbaines d’Haïti, notamment dans les quartiers précaires le plan socio-économique (Cité soleil, Martissan, Saulino, la Salline, la fossette, Raboteau, Delmas 2, etc.) ne serait pas étonnante. On est en passe d'assister à un déplacement de l’insécurité alimentaire, voire même de la pauvreté, de la campagne vers les villes, car les migrants, pour la plupart, appauvrissent l'espace qu'ils occupent.

Cela pose la nécessité de repenser et de réorienter les politiques et les stratégies de lutte contre l'insécurité alimentaire, voire même celles contre la pauvreté. L'accentuation de ce phénomène dans les principales villes du pays doit aussi interpeler les acteurs intervenant dans ce domaine afin de réviser leur stratégies et actions, ceci tant d'ordre humanitaire que du développement.

- Que faire?

Face à un tel constat, la CNSA recommande pour l'instant les actions suivantes:

  • Surveiller la situation, étant donné que de nouvelles hausses des prix des denrées alimentaires ou d'autres chocs pourraient entraîner une augmentation de l'insécurité alimentaire.
  • Renforcer la surveillance dans les grandes villes: Le PAM et la CNSA vont mettre en place un dispositif de suivi dans les grandes villes pour pouvoir alerter à temps des crises alimentaires. Cela pose alors la nécessité de:
  • Mise en place des sites sentinelles afin de collecter des informations relatives à l’indice de sécurité alimentaire (suivi des grands groupes d’indicateurs: SCA, EF, SDAM, etc.).
  • Relocalisation possible des populations vulnérables de migrants;
  • Renforcement des emplois urbains en utilisant les créneaux comme: l’aménagement des services de voirie, la construction de places publiques et de parcs industriels, etc.

 

 

[1] CNSA et partenaires, Enquête Nationale de Sécurité Alimentaire 2011.

[2] CNSA, Estimation du GTT, Septembre 2016

[4] Cité par Goulet, J. (2006) in L’organisation des services urbains. Réseaux et stratégies dans les bidonvilles de Port au Prince, Montréal, Université du Québec à Montréal.

 

30 % est le niveau moyen de la prévalence de l'insécurité alimentaire dans les principales villes d'Haïti, l'Aire métropolitaine de Port-au-Prince (AMP) comprise, selon une enquête d'évaluation de la sécurité alimentaire en situation d'urgence (EFSA), conduite conjointement par CNSA et PAM en juin 2016

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M
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B
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