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Politiques agroalimentaires et la faim dans le monde: zoom sur Haïti

Plaidoyer pour la préservation des rizières périurbaines des Cayes

15 Avril 2017 , Rédigé par Emmanuel Marion Publié dans #info et actualité

Plaidoyer pour la préservation des rizières périurbaines des Cayes

À K-ciel, entrée sud de la ville des Cayes, environ 200 hectares de rizières produisant chaque année 700 tonnes de riz en moyenne sont en danger. Avec l’appui technique de l’organisation d’aide au développement J/P HRO (Haitian Relief Organisation), elles sont sur le point d’être sacrifiées sur l’autel de l’administration communale au nom du développement.

« Comme je l’ai toujours dit, il n’y a pas de développement sans avoir de route; et nous nous battons pour que cela devienne une réalité ». Ces mots, faisant référence à une promesse de campagne électorale sur le point d’être tenue, ont été déclarés avec satisfaction et fierté par le maire de la commune des Cayes, Monsieur Jean Gabriel Fortuné, aux côtés d’un haut responsable de l’organisation d’aide au développement J/P HRO lors de la célébration de la finition d’une partie des travaux de construction de nouvelles routes percées par son administration sur les terres rizicoles de K-ciel le 26 janvier 2017. Le maire a publié un extrait vidéo de cette célébration sur sa page Facebook le lendemain 27 janvier 2017.

À croire les allégations du premier citoyen de la commune et celles du haut responsable de J/P HRO, la construction de ces nouvelles routes en plein coeur d’une des meilleures zones rizicoles périurbaines des Cayes tend à mettre la ville sur les rails du développement. Pourtant, partout dans cette zone remplie d’eau, les champs de riz sont fascinants. Entre le jaune de ceux qui sont prêts à être récoltés, le vert de ceux qui promettent une bonne récolte et les gwo krabye blanch (héron garde-boeufs) qui viennent s’alimenter en vers de terre et insectes derrière la houe des laboureurs qui préparent certaines parcelles, le paysage est éblouissant. Il est hautement déconseillé aux amoureux de la nature, sensibles à l’agriculture d’assister à ses travaux routiers durant lesquels les bulldozers, les camions de chantier et les excavatrices de J/P HRO dévorent ces joyaux champs, écrasent leurs territoires et étouffent leurs eaux.

 Cette façon d’agir laisse donc comprendre que pour le maire et les responsables de J/P HRO, l’ensemble de ces rizières sont des espaces vides qui méritent d’être valorisés par le béton en dépit du fait que, ces territoires produisent environ 700 tonnes de riz annuellement et emploient des dizaines d’ouvriers agricoles chaque jour. La quasi-totalité de cette production, qui jouit d’une très bonne popularité auprès des consommateurs, approvisionne les marchés internes de la ville en particulier et certains autres situés au niveau de la région. La production rizicole de K-ciel est donc une production marchande qui jouit d’une bonne connexion aux principaux bassins de consommation et occupe une place importante dans le régime alimentaire des ménages cayens. À cet effet, contrairement à la conception de l’administration communale et de J/P HRO, les rizières de K-ciel sont des territoires vivants, des espaces économiques et alimentaires viables qui méritent plutôt d’être sauvegardés.

La destruction de ces surfaces rizicoles aggravera à coup sûr la faim et l’insécurité alimentaire au niveau de la ville. Avec la bétonisation qui en commence, c’est la principale source de revenus d’environ quatre-vingts (80) riziculteurs et de plus d’une centaine de travailleurs qui est menacée. Au premier degré, il y a les riziculteurs qui commencent à avoir le sentiment qu’ils sont en train de perdre la main sur leur destin. Sur un autre plan, il est évident que l’urbanisation de ces terres agricoles constitue un terreau non favorable aux politiques d’autosuffisance agricole exprimées au plus haut niveau de l’exécutif en place.

En Haïti, les exploitations paysannes font partie des ressources sociales et économiques les plus négligées par ceux qui gouvernent le pays depuis, plus particulièrement, la libéralisation des marchés agricoles au début des années 80. Les politiques commerciales agricoles prises à leur encontre au cours de ces dernières décennies constituent un puissant langage à travers lequel certains dirigeants expriment leur mépris pour les aliments qu’elles produisent ainsi que pour les emplois qu’elles créent et les personnes qu’elles nourrissent. Ce qui fait que l’agriculture paysanne du pays est perçue par une bonne partie de la population comme l’apanage de pauvres incultes qui cultivent de la misère. Dans le temps, cette perception a donc défavorisé le développement de cette forme d’agriculture et sa pleine adaptation aux évolutions actuelles en dépit de ses énormes potentialités. Ainsi, son capital foncier est considéré à tort par ces dirigeants comme des espaces – poubelles à valoriser.

 Pourtant, la constitution haïtienne en vigueur reconnaît de façon claire et nette la place de toutes les formes d’agricultures du territoire national dans l’économie du pays. L’article 247 est sans équivoque! Il stipule que « l’agriculture (NRDL qu’elle que soit sa forme : industrielle, paysanne, familiale et autres…) est garante du bienêtre des populations et du progrès socio-économique de la nation haïtienne ». Or, il ne peut y avoir de production agricole sans terres agricoles. Ce qui signifie que la sauvegarde des territoires agricoles est le prérequis nécessaire à la survie des activités agricoles.

 Les rizières nourricières périurbaines des Cayes sont donc des ressources importantes qui apportent une contribution importante à l’économie de la ville. En tant que nation souveraine, elles nous aident aussi à jouir de notre droit à l’alimentation (Art. 25 de la Déclaration universelle des droits de l’homme et Art. 11 du Pacte international relatif aux droits économiques, sociaux et culturels) ; qui est avant tout le droit de pouvoir se nourrir soimême et non celui d’être nourri.

 Il est donc évident que les menaces de destruction encourues par cette zone rizicole face à l’appétit foncier de l’administration communale et de la puissance technico-économique (imposante flotte d’engins de chantiers, bulldozers, camions de chantier, excavatrices, bétonnière et ressources financières et humaines conséquentes) de l’organisation d’aide au développement J/P HRO vont à l’encontre des engagements pris par Haïti en septembre 2015 dans le cadre de l’adoption des Objectifs de développement durable (ODD) qui placent l’élimination de la pauvreté et de la faim au centre de ses actions d’ici à 2030. Ils ne se réaliseront jamais tant que ceux qui administrent les ressources du pays ne mettent pas en place des politiques publiques efficaces pour préserver les espaces agricoles des actions qui tendent à les détourner de leur mission initiale qui est la production des aliments. Au niveau de la commune des Cayes, les rizières périurbaines sont non seulement un bassin à riz, un garde-manger, pour les habitants de la ville, mais aussi elles constituent un puissant levier qui peut contribuer spécifiquement à l’atteinte du premier (pas de pauvreté) et du second (zéro faim) objectifs de développement durable sur le plan national.

Face aux nombreuses menaces auxquelles les sols, particulièrement les terres agricoles, font face à travers le monde, l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a déclaré l’année 2015 « Année internationale des sols ». Plusieurs événements ont eu lieu au cours de cette année, au cours de laquelle tout un chacun a été appelé à oeuvrer contre la destruction du capital foncier de la planète. L’un des messages clés a été : « Les sols sont une ressource non renouvelable, leur préservation est essentielle pour la sécurité alimentaire et un avenir durable.»

Comment l’administration communale des Cayes peut-elle préserver ces territoires agricoles ?

L’agriculture est trop importante pour la laisser à un seul niveau d’action publique. L’administration communale peut donc, à son niveau, établir une politique visant la protection des rizières situées aux alentours de la ville. La matérialisation de cette politique doit passer par l’arrêt immédiat de tous les travaux routiers en cours sur ces surfaces et l’adoption en urgence des mesures de compensation en faveur de ces espaces. D’autres territoires avant nous ont été confrontés à ce genre de problème. Ils ont mis en place et ont fait appliquer des lois qui protègent leurs terres cultivables, et cela n’a pas entravé leur plein développement. L’exemple du Québec, qui depuis en 1978 marche dans ses sillons, est éloquent.

 Après la cérémonie, le maire a déclaré à la fin d’un point de presse conjoint qu’il a donné à certains médias de la ville : « Sak pa kontan, anbake ! » (Tous ceux qui sont contre ces travaux, révoltezvous !) Tout à fait ! Tout citoyen, toute citoyenne soucieux(se) de son avenir alimentaire, de celui de sa famille et de son pays tout entier doit manifester son plein désaccord et ses légitimes craintes face à ces genres d’actions qui détruisent les meilleures surfaces agricoles de son pays.

 Reconnaissons que les rizières situées aux alentours de la ville des Cayes ont une nécessité d’existence. Que le riz qu’elles produisent remplisse une fonction économique, sociale et alimentaire. Que leur préservation ne peut point entraver le développement de la ville. Rejetons leur destruction !

Source : Le National

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